Histoire d’aidant : Aidant.e, mais pas tout le temps

Histoire d’aidant : Aidant.e, mais pas tout le temps

Comment lâcher prise ?

Quand la maladie ou la dépendance touche l’un ou les deux parents, lequel des enfants va prendre en charge l’aidance ? Généralement, ce sont les filles qui endossent le rôle d’aidant. Parce qu’elles ont déjà mis leur carrière professionnelle au second plan pour élever leurs enfants ? Parce qu’elles ne pourraient pas ne pas s’occuper de leurs parents ? Autour de la maladie et de la dépendance, se réécrit l’histoire des genres, mais aussi, plus intimement, l’histoire des relations intrafamiliales. Il y a  des familles où les rôles se repartissent harmonieusement, et des familles où le soutien aux parents fera l’objet de rivalités et de conflits entre ceux qui vont l’assumer à temps plein et ceux qui prendront le relais de temps en temps. 

Cette année, j’emmène les parents au camping à la mer. Qu’est-ce que je n’avais pas dit ? Tout de suite, ça a été une avalanche de reproches anticipés. Mais tu es fou ? Tu ne te rends pas compte de l’évolution de leur état de santé ? Papa ne marche quasiment plus. Maman a perdu tous ses repères. 

Et à mesure que l’heure des vacances approche, je reçois des messages de recommandations qui transpirent la peur et la suspicion de négligence. Comment vas-tu faire pour la toilette ? As-tu pris contact avec un cabinet d’infirmiers ? Et la sonde urinaire de Papa ? C’est toi qui vas t’en occuper ? Comme si c’était la première fois que j’accueillais les parents chez moi. 

Alors bien sûr, Catherine, ma sœur vit à quelques kilomètres de chez nos parents et toute l’année, c’est elle qui s’en occupe. Presque tous les jours, elle se rend chez eux, vérifie qu’ils vont bien, coordonne le passage des soignants et des aides à domicile, l’infirmière pour les médicaments et la sonde urinaire, l’ergothérapeute, le kiné, le coiffeur, la femme de ménage, le jardinier; c’est elle qui conduit Maman deux fois par semaine à l’accueil de jour Alzheimer; c’est elle qui les accompagne chez le médecin, qui commande les repas… Je ne rentre pas dans le détail de tout ce qu’elle fait, mais elle répète à l’envi que c’est lourd, que c’est fatigant, que son mari et ses enfants en ont assez de la voir consacrer autant de temps et d’énergie à ses parents, qu’elle n’a plus de vie sociale. Derrière chacune de ces plaintes, je sens bien le reproche déguisé : tu es bien tranquille, toi, à être loin de tout ça.

Oui, j’habite loin. Et puis j’ai des enfants en bas âge, et contrairement à Catherine, je ne peux même pas imaginer demander à mon employeur un aménagement de mes horaires de travail pour m’occuper de mes parents, aussi malades d’Alzheimer et de Parkinson soient-ils. Et puis, avec le temps, et malgré ses dires, j’ai compris qu’il était préférable que je ne m’en mêle pas trop. Les parents, c’est sa chasse gardée. Bien sûr Catherine me tient au courant des choses importantes. Quand il s’est agi de faire une mise en protection future qui nous autorise à prendre des décisions médicales, à vendre la maison dans l’urgence s’ils n’étaient plus en capacité de décider pour eux-mêmes, c’est tous les deux que nous sommes allés chez le notaire. Mais quand il s’agit d’imposer à Maman de se débarrasser de son tapis en soie que Papa lui a offert pour leurs 30 ans de mariage, parce que cela fait plusieurs fois que Papa trébuche dessus et manque de tomber, je préfère la laisser faire. Ce serait moi, je ferais autrement. J’ai l’impression qu’à vouloir les protéger absolument et éviter tout accident, elle les ferait vivre à la maison comme dans une chambre d’hôpital. Souvent Maman m’appelle, en pleurs. « Ta sœur est passée. Elle a encore jeté plein de choses. Je ne retrouve plus rien. » Une fois, c’était les pantalons de Papa, que Catherine ne veut plus qu’il porte parce que dit-elle, ils lui serrent le ventre et ils ne sont pas pratiques pour les soignants. Mais Maman a beau perdre la tête, elle n’a pas envie de vivre avec un homme en survêtement toute la journée. Déjà qu’il ne parle presque plus, qu’il passe ses journées assis, à se morfondre devant sa télévision. L’autre jour encore, elle m’a appelé pour me dire qu’elle s’était fait gronder par Catherine parce qu’elle ne voulait pas que Catherine installe une barre de lit pour Papa. « Et comment tu feras si tu tombes en voulant l’aider à se redresser et que tu ne peux plus t’occuper de lui. On sera obligé de le placer. On sera bien avancé. » Elle était en larmes. « Catherine s’occupe tout le temps de nous, mais au fond, elle m’embête. J’aimerais bien qu’elle nous laisse tranquilles. On est encore capables. »

Parfois, j’essaie de faire l’intermédiaire. De faire comprendre à notre mère que Catherine fait tout pour qu’ils puissent continuer à vivre chez eux, et que cela implique quelques aménagements et renoncements à des choses auxquelles ils tenaient. Elle m’écoute et ne dit rien. En revanche, quand je dis à Catherine que j’aimerais qu’on ne soit pas uniquement dans l’anticipation du pire, qu’on pourrait réfléchir différemment. Parce qu’à tout verrouiller ainsi, on les protège ou on se protège bien sûr, mais à quoi bon les maintenir presque artificiellement dans une vie qui n’a plus de goût si on se contente de leur apporter – presque mécaniquement, parce qu’on n’a plus la force de faire autrement – les soins dont leurs corps ont besoin ? Qui nous dit qu’on ne leur enlève pas le peu de goût de vivre qui leur reste ? Mais elle ne peut pas entendre et sa seule réponse est que je ne suis pas celui qui encaisse les bougonnements, les colères rentrées, la fatigue, l’inquiétude et la tristesse de voir leur état se dégrader de jour en jour. J’ai toujours envie de lui rétorquer que rien de tout cela ne lui donne l’entière légitimité pour décider de tout, mais je m’abstiens. Au fond, si je suis honnête, cela m’arrange quand même de ne pas avoir à porter ce qu’elle porte. 

Mais il m’arrive de me prendre à rêver. Prendre des risques. Les accueillir chez moi, comme je le fais plusieurs fois par an, et les emmener passer quelques jours au camping, comme quand nous étions enfants, Catherine et moi. Mon père me l’a dit un jour, du bout du lèvres, mais avec une intensité dans le regard que j’ai ressentie comme un appel : « J’aimerais me réveiller un matin au bord de la mer. » Je réserverais deux bungalows dans un camping près d’une plage, un pour eux, un pour moi. Pas besoin d’infirmières, m’occuper de leurs corps vieillissants pendant quelques jours ne me dérange pas. Et au petit matin, on laisserait les bas de contention sur la chaise et je les aiderais à avancer sur le sable jusqu’à aller tremper les orteils dans l’eau. Pour un peu, j’aurais envie de croire à la possibilité d’un miracle. 

Tu es complètement inconscient, mon frère. 

Peut-être, mais j’ai envie de faire confiance à la vie. 

Blandine Bricka 

Pour en savoir plus sur le sujet, nous vous proposons un décryptage thématique et une Questions d’aidants / Réponses de pros