Décryptage : Le défi du lâcher prise

Décryptage : Le défi du lâcher prise

Investis corps et âme auprès de leur proche, certains aidants ne parviennent pas, bien qu’épuisés, à accepter ou même solliciter une aide extérieure, qu’elle vienne de leur entourage ou d’intervenants professionnels. Déléguer un peu de son rôle d’aidant pour souffler, pourquoi est-ce si difficile ?

Quand l’aidant en fait trop

Si l’épuisement des aidants est courant (6 sur 10 affirment avoir déjà « craqué »), seuls 26% d’entre eux affirment avoir demandé de l’aide à un proche suite à un épisode de surmenage[1]. Des études sociologiques (Corbin, 1992)[2] l’ont souligné : lorsque des proches entrent dans une relation d’aide, leurs ressources personnelles leur semblent illimitées, au point de s’épuiser. « On s’oublie facilement quand on est aidant, alors qu’il faudrait faire particulièrement attention à soi », témoigne Evelyne, aidante de son fils atteint de handicap.[3]. Aidant de sa femme atteinte de la maladie de Parkinson, Michel en a aussi fait l’expérience : « La maladie de ma femme, c’est pour moi une école de la patience où j’apprends à m’oublier. (…) On vit entièrement pour l’autre. On n’existe plus pour soi ». Au-delà des facteurs matériels et financiers, plusieurs mécanismes psychologiques empêchent les aidants de lâcher prise et de demander de l’aide.

Du sentiment du devoir à la culpabilité

Premier frein au lâcher prise : le sentiment du devoir. 83% des aidants accompagnement un membre de leur famille (parent, enfant, conjoint, frère ou sœur…) et 93% sont très liés affectivement avec leur proche[4]. L’aide est ainsi vécue comme un rôle naturel et évident, qu’ils sont les seuls à devoir assumer de par le lien de parenté qui les unit à leur proche. « Ma fille est mon enfant, il est normal que je m’en occupe » [5], témoigne le père d’une enfant atteinte d’autisme. Pour Caroline, aidante de ses parents, « c’est aussi le rôle des enfants de faire tout ça. J’ai l’impression que nos parents se sont beaucoup sacrifiés pour qu’on fasse des études (…). Ce serait inconcevable pour moi de les laisser. ». Si ce devoir est source de fierté et d’accomplissement, il peut être dangereux lorsque l’aidant se trouve en situation d’épuisement. Un cercle vicieux de la culpabilité s’enclenche alors : l’aidant culpabilise de ne pas réussir à tout assumer et s’interdit de déléguer un peu de son rôle car cela équivaudrait à faillir à sa mission et à abandonner son proche. « On aimerait de l’aide mais on ne sait pas comment demander. On a l’impression que pour être de bons parents, on doit être capable de tout gérer » [6], témoigne la mère d’un enfant atteint de polyhandicap.

Accepter l’aide extérieure, une question de confiance

Autre frein au lâcher prise : la méfiance envers les intervenants extérieurs.

Entre l’aidant et l’aidé se noue une relation faite de confiance et d’extrême intimité : 55% des aidants pratiquent des soins à leur proche (habillement, toilette…). L’intervention d’autres personnes, mêmes professionnelles, peut être appréhendée comme une intrusion dans cette intimité, ou refusée par crainte de perdre en qualité d’accompagnement. C’est ce que ressent Odile, aidante de son fils autiste non verbal : « c’est toujours difficile pour moi de le confier. Comme il est très facile, je redoute qu’on le laisse dans un coin et qu’on ne s’en occupe pas ».[7] Assistante de vie, Aude partage ce constat : « C’est difficile pour une maman qui a donné 20 ans de sa vie à son enfant cassé en morceaux après un accident ou sorti cabossé de son ventre, d’avoir assez confiance dans ces étrangers, qui ne connaissent pas l’enfant, pour pouvoir déléguer et accepter qu’à un moment donné, ils vont lui permettre de se détacher d’elle et de vivre autrement leur lien. »[8]

Déléguer pour aider plus sereinement

Comment faire pour accepter de lâcher prise et éviter le cercle vicieux du surmenage et de la culpabilité ? Le premier pas est de savoir repérer les signaux d’alerte tels que l’épuisement, la dégradation de la relation avec la personne aidée ou les comportements négligents ou maltraitants. L’aidant doit reconnaître ses limites et accepter d’avoir besoin d’être épaulé, sans culpabilité. Il peut alors ré-envisager son rôle et la répartition de l’aide avec son entourage (membres de sa famille, amis, voisins, professionnels) en se créant un réseau de personnes de confiance. De nombreux aidants témoignent de la pérennité de ce fonctionnement en « réseau d’aidants », comme Caroline et Nathalie, deux sœurs aidantes de leurs parents. « Nous nous sommes réparti les tâches : je m’occupe beaucoup de la partie dossiers, factures, achats. (…) Nathalie s’occupe des courses courantes et va les voir plus souvent. (…) Les rôles se sont répartis assez naturellement en fonction de nos affinités et de nos disponibilités »[9]. De son côté, Evelyne s’appuie sur son compagnon Paul pour s’occuper de son fils Nicolas, atteint de handicap. « On se complète, au point que je considère que nous sommes tous les deux co-aidants. C’est pour ça que je ne ressens pas forcément la lourdeur de l’aide. (…) je m’occupe de tous les soins et Paul, lui, se charge davantage de l’accompagner à ses rendez-vous. (…) Grâce à cette organisation, nous arrivons à avoir chacun une vie en dehors du handicap, ce qui est très important : j’ai vu tellement de familles étouffées par l’aide ».

Comme en témoignent ces expériences, déléguer n’interdit pas de continuer à veiller sur son proche, ce n’est ni un aveu d’échec ni un abandon : c’est mettre en place une dynamique plus équilibrée pour l’aidant comme la personne aidée, et préserver chacun durablement.

SOURCES

–        Enquête nationale aidants 2020, Ipsos-Macif, 2020.

 –        Des vies (presque) ordinaires, paroles d’aidants, Blandine Bricka, Éditions de l’Atelier, 2016.

 –        Un métier (presque) ordinaire, Paroles d’aides à domicile, Blandine Bricka, Éditions de l’Atelier, 2017.

 –        Aidantes, aidants familiaux : pour le libre choix d’aider et la reconnaissance de leur rôle, Plaidoyer APF France handicap.

 –        Les « secondes victimes » : vivre au quotidien auprès des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, Sanda Samitca, Sciences sociales et santé, Volume 22, n°2, 2004.


[1] Source : Enquête nationale aidants 2020, Ipsos-Macif, 2020.

[2] Source : Les « secondes victimes » : vivre au quotidien auprès des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, Sanda Samitca, Sciences sociales et santé, Volume 22, n°2, 2004

[3] Source : Des vies (presque) ordinaires, paroles d’aidants, Blandine Bricka, Editions de l’Atelier, 2016.

[4] Source : Enquête nationale aidants 2020, Ipsos-Macif, 2020.

[5] Source : Aidantes, aidants familiaux : pour le libre choix d’aider et la reconnaissance de leur rôle, Plaidoyer APF France handicap.

[6] Source : Aidantes, aidants familiaux : pour le libre choix d’aider et la reconnaissance de leur rôle, Plaidoyer APF France handicap.

[7] Source : Des vies (presque) ordinaires, paroles d’aidants, Blandine Bricka, Éditions de l’Atelier, 2016.

[8] Source : Un métier (presque) ordinaire, Paroles d’aides à domicile, Blandine Bricka, Éditions de l’Atelier, 2017.

[9] Source : Des vies (presque) ordinaires, paroles d’aidants, Blandine Bricka, Éditions de l’Atelier, 2016.