Ma grand-mère au village faisait comme ça

Ma grand-mère au village faisait comme ça

Être aidant, ce n’est pas la même chose quand on vit en France, en Suède, aux Etats-Unis, en Chine, au Maroc ou au Cameroun. Dans certaines cultures, l’aide se conçoit et se vit essentiellement au sein de la famille : c’est aux proches qu’il incombe de prendre soin d’un plus fragile. Dans d’autres pays, à l’inverse, l’aide s’organise collectivement pour décharger les proches de cette responsabilité, qui revient à la société toute entière.

À une échelle plus fine, les différences s’observent aussi dans une diversité des manières de considérer le proche fragile et de s’occuper de son corps et de sa personne. Différences que vivent au quotidien les aides à domicile qui interviennent auprès de familles d’origine étrangère. Auprès de ces aidants-là, ils ou elles doivent composer avec d’autres façons de prendre soin.

Lundi midi. Je croise une de mes collègues aide-soignante dans les locaux de l’association qui nous salarie. Je la sens préoccupée. « Tu sais, me dit-elle, Madame Bouba, la dame de la cité des Fleurs. Tu la connais non ? Avant, c’était sa fille qui s’occupait d’elle. Maintenant, c’est une de ses nièces qui vit avec elle. Elle parle à peine français. Je me demande s’il ne faudrait pas faire un signalement… » 

Le mot est lâché. Instantanément, j’imagine ce qui a pu arriver à cette femme qui n’est plus dans mon secteur habituel et chez qui je ne vais plus qu’une fois de temps en temps. Une Camerounaise, âgée, très dépendante, qui vit seule dans un petit appartement dont elle ne sort presque jamais. Elle refuse le fauteuil roulant mais ne peut quasiment plus marcher seule. Est-ce que cette nièce lui refuse les soins ? Les relations entre elles sont-elles difficiles ? Ma collègue a-t-elle constaté que la dame était mal nourrie ? 

« Pourquoi un signalement ? Il y a de la maltraitance ? », j’interroge ma collègue. 

« La dame n’est pas lavée correctement. Quand on y va, la nièce refuse qu’on s’approche de sa tante pour qu’on lui fasse la toilette au lit. À la place, elle l’assoit sur une chaise en plastique au milieu du salon et la douche au seau. Les voisins du dessous ont porté plainte. Il y a des infiltrations d’eau partout. Ils craignent pour leur installation électrique. » 

C’est chaud bouillant. Mais les affaires compliquées, celles où les autres baissent les bras ou veulent s’en remettre aux autorités supérieures, c’est en général celles que j’aime à tenter de détricoter. Je propose à ma direction d’aller voir ce qui se passe. Les plannings sont faits et compliqués à bouger, mais on ne peut pas laisser la situation se dégrader. Le lendemain matin, avant de partir chez Madame Bouba, je croise une autre collègue qui me glisse ironiquement : « Alors, c’est toi qui t’y colles. Tu vas voir, là-bas, c’est Hawaï. » 

Je me gare au pied de la cité, marche au milieu des terre-pleins. À cette heure déjà peu matinale, je croise surtout des mamans et des nounous avec des poussettes. Des vieux aussi, qui sortent faire une course ou s’attardent sur un banc à attendre les copains pour bavarder un peu. Mon visage ne détonne pas dans ce paysage multiculturel des banlieues HLM. Je sonne. Une voix forte me répond dans une langue aux sonorités chaudes. Je dis que je suis Amel, l’aide-soignante, que je viens faire la toilette de Madame Bouba. Une femme forte, sans âge, grand boubou et turban bleus entrouvre la porte. Méfiante. Du regard, elle m’indique de laisser mon sac à l’entrée. Rien à voir avec sa fille, avec qui j’allais et venais dans la maison, en toute confiance. Je me déchausse et me dirige vers la salle de bain pour me laver les mains. Madame Bouba me reconnaît et m’accueille avec son grand sourire. Je suis émue de la revoir. Sa fille a trouvé du travail dans le Sud, me raconte-t-elle. C’est maintenant sa grande nièce qui vit avec elle, Nayah, la fille de son petit frère. Cela ne fait pas longtemps qu’elle vit en France. Je lui demande si elle veut bien que je fasse sa toilette. Nayah fait un geste, comme pour m’empêcher d’approcher de sa tante. C’est à elle de s’en occuper. Pas à moi, une inconnue sortie de nulle part. Madame Bouba la rassure. Elle me connaît. Je l’installe au lit, la déshabille et la lave délicatement partie par partie pour ne pas qu’elle ait froid. Debout à l’entrée de la chambre, Nayah est là, qui m’observe. Je lui demande si elle veut que je lui explique ce que je fais. Son visage est impassible. Opaque. Que comprend-elle de ma proposition? La vieille traduit. Nayah recule. Je vois bien que jamais elle ne m’aurait laissé toucher sa vieille tante si celle-ci n’avait pas eu confiance en moi. 

Je suis à l’affût de signes qui pourraient motiver un signalement. La vitalité est bonne. Madame Bouba a toujours son sourire au fond des yeux. Pas d’amaigrissement. La peau est bien hydratée. Pas d’escarres. Je n’ai aucune raison de penser qu’elle n’est pas entre de bonnes mains. L’enjeu est d’importance : un signalement et Madame Bouba risque d’être placée. Quand elle était dans mon secteur, on avait pu discuter. Elle avait quitté son pays il y a longtemps. Ses enfants ne vivaient plus autour d’elle. Son souhait était de finir sa vie chez elle, entourée d’une personne de confiance, qui lui préparerait la nourriture de son enfance, avec qui elle pourrait parler sa langue et qui s’occuperait d’elle comme au pays. Alors, comment faire comprendre à Nayah que cet appartement, ce n’est pas le village, que le sol n’est pas en terre battue et qu’on ne peut pas laver quelqu’un au milieu du salon en le douchant au seau ? Il y aurait bien la salle de bain. Mais le passage est trop étroit. Madame Bouba peut à peine marcher. La transporter jusqu’à la douche demanderait une force que nous n’avons ni Nayah ni moi. Un fauteuil roulant n’y entrerait pas non plus. 

J’essaie de me rappeler les explications simples de mon oncle électricien. Le courant qui circule entre les étages, l’eau, le court-circuit… Je m’adresse à Madame Bouba pour qu’elle traduise à Nayah. Dans sa bouche, mes phrases courtes et simples deviennent des phrases interminables. Que peut-elle bien ajouter entre les lignes ? Nayah hoche la tête. « Oui, oui, j’ai compris, dit-elle. On va essuyer après. » Je regarde le lino déjà gondolé. Je reprends mes explications. Je les tourne dans tous les sens. Je cherche le passage. Rien à faire. Je sens que ça ne prend pas. 

Je les quitte, sceptique quant à l’impact de mes paroles. 

Quelques jours plus tard, les voisins ont à nouveau porté plainte. J’y retourne. Ma direction ne veut prendre aucun risque. Je sais que c’est ma dernière chance. J’entre dans la pièce surchauffée et humide. Je repense à ma collègue. Hawaï. Le mot était bien trouvé. Nayah a fait des efforts pour essuyer le sol, mais on est manifestement très loin de la discrète toilette au lit. Je reprends mes explications. Je lui montre comment faire la toilette au gant. Cette fois, Nayah finit par lâcher : « Oui, c’est bien, mais comme ça, la vieille n’est pas lavée.» 

Le lendemain, je reviens avec une chaise-pot. Je demande à Nayah de m’aider à y installer sa tante. Je remplis une bouteille d’eau tiède que je verse sur les parties intimes : « Ma grand-mère au village faisait comme ça. »

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Blandine Bricka