Handicap mental et regard des autres

Handicap mental et regard des autres

Histoire d’aidant

La maladie mentale est un handicap non visible ou à l’inverse trop visible quand les réactions de la personne concernée sont imprévisibles. En France, elle fait peur. Pour l’aidant, ça peut être un chemin de croix dans un tunnel médical, avec des prises en charge en institution qui s’arrêtent au-delà d’un certain âge. L’entourage, trop souvent, s’étiole avec le temps. L’aidant, lui, le reste tout au long de la vie du proche qu’il accompagne. 

Elodie était encore tout bébé quand elle a fait sa première crise d’épilepsie. On a cru qu’elle mourait. Aux urgences, ils n’ont pas mis longtemps à voir qu’elle n’était pas câblée comme les autres. Aucun traitement ne pouvait réparer ça, ces deux fils dans son cerveau qui se touchaient. À l’hôpital, ils nous ont dit de surveiller. Que ça pouvait être le signe d’une autre maladie. Plus tard, on a découvert qu’Elodie souffrait également d’un retard mental et de troubles du comportement. 

Les autres, pour Elodie, c’était presque toujours l’enfer. Elle se plaignait d’eux. Ils ne voulaient pas d’elle. Eux aussi en miroir se plaignaient d’elle, ou la laissaient dans son coin. Jamais elle n’était invitée à un anniversaire. Jamais je ne pouvais la confier à une autre maman. Mes proches regardaient ailleurs quand je disais que j’étais fatiguée et que cela me ferait du bien de m’évader quelques heures. Mais comment blâmer quiconque de ne pas vouloir passer du temps avec Elodie, quand la moindre anicroche allumait en elle des rages violentes et difficilement maîtrisables. Ou à l’inverse, la plongeait dans un mutisme où elle se réfugiait, comme dans un bunker où rien ni personne ne pouvait l’atteindre. Même à la maison, elle nous mettait à bout. 

Au début, on croyait qu’avec le temps, elle apprendrait à faire avec les autres. Alors, on essayait, même si tout nous donnait à penser qu’elle n’avait pas sa place dans le monde ordinaire. Quand je l’emmenais faire les courses, il suffisait que quelqu’un la regarde de façon un peu trop insistante pour que cela déclenche chez elle une peur panique et des hurlements qui ne suscitait l’empathie de personne. « C’est ça, les enfants gâtés à qui on cède tout. Ça finit toujours en caprices. » Les mères parfaites éloignaient leurs enfants parfaits. Elles, elles savaient les tenir. Une fois, au supermarché, des clients sont même allés chercher le directeur. Elodie se roulait par terre. J’étais démunie. J’avais tout essayé. Les gens passaient devant elle et la regardaient se débattre et hurler. J’ai dû me battre pour qu’ils n’appellent pas les services sociaux. Quand j’en parlais aux médecins qui la suivaient, ils me répondaient : « c’est sa manière à elle de se défendre ! » Avec le temps, ça ne s’est pas vraiment arrangé. Le traitement a permis de stabiliser son humeur, mais il a mangé ses neurones. 

On a fini par renoncer à la confronter au monde extérieur. C’était plus simple de la tenir à l’écart, de limiter les risques d’explosion. Je faisais tampon entre elle et le monde, tâchais de contenir le débordement de ses humeurs orageuses. Pour l’école, elle ne rentrait dans aucune des cases qui lui auraient ouvert les portes d’instituts spécialisés. J’essayais d’expliquer aux maîtresses comment faire avec elle. Je sentais bien qu’elles auraient préféré ne pas l’avoir dans leur classe. Que ça aurait simplifié les choses. Ça aurait été tellement plus simple qu’elle soit prise en charge… ailleurs. Mais où ? 

À 20 ans, son rêve, c’était d’être serveuse. Chance, on l’a prise à l’école hôtelière. Pour son stage, mon mari qui travaillait à Casino a réussi à la faire embaucher. Soulagement pour moi : quelques heures par semaine, elle allait être ailleurs qu’à la maison. Mais comme on pouvait s’y attendre, ça ne s’est pas bien passé. On a essayé le CAT, mais là non plus, ça n’a pas été. Elle voulait être au conditionnement, ils l’ont mise au ménage. Elle n’aimait pas le ménage. Quelques années avant, elle s’était mise à boire. Elle arrivait au service dans ses restes d’alcool de la veille. Elle a fini par mettre le feu à une poubelle. Un jour, le directeur m’a appelée. Ils étaient désolés. Ils ne pouvaient pas la garder. Elle est revenue à la maison et elle a plongé dans la dépression.

Quand elle a rencontré Tiago, elle m’en a parlé tout de suite. Naïvement, j’ai cru au miracle de l’amour : quelqu’un avec qui peut-être, enfin, elle serait bien. Moi, très égoïstement, je me suis dit : de l’air, quelqu’un d’autre que moi pour s’occuper d’elle ! Ça ne s’est pas vraiment passé comme ça. Les premiers temps, ils voulaient se balader partout. Comme ils n’ont le permis ni l’un ni l’autre, il fallait les conduire à droite et à gauche. Je me disais qu’il fallait bien ça pour tisser leur histoire, même si c’était gênant de me retrouver tout le temps mêlée à leur intimité. Puis ils ont voulu emménager ensemble. Bien sûr, on les a aidés. Mais rapidement, ça a été la catastrophe. Elodie m’appelait en pleine nuit : « Maman, Tiago est méchant. » Il a fallu les séparer, écrire au juge. Pour autant, elle n’a jamais coupé le lien avec lui. C’est la seule personne qu’elle voit en dehors de nous. 

Quand elle est avec lui, elle n’est pas seule, à m’appeler toutes les cinq minutes : « Maman, je n’ai plus de yaourts. Tu peux m’emmener faire les courses ? Maman, j’ai oublié mon pull chez toi, tu peux me l’apporter ? Maman, je peux venir déjeuner à la maison ? Maman, j’en ai marre d’être toute seule, tu peux venir ? » Depuis qu’ils se voient à nouveau, lui aussi m’appelle pour un oui ou pour un non. Ses parents sont loin et ne s’occupent pas de leur fils. J’ai un deuxième handicapé. Ce n’est pas mon enfant. C’est Tiago, l’ami de ma fille, qui est bipolaire. Parfois, je sais lui dire non. « Non, je ne vais pas te conduire chez le dentiste. Il y a un car et tu peux le prendre tout seul. » Mais la plupart du temps, je ne dis rien, parce que j’ai besoin de lui. 

Souvent, j’ai envie de tout plaquer.

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Blandine Bricka